La musique de Bartók sait décidément éviter d’être prévisible. Avec ce disque consacré à des œuvres qui s’étalent de 1908 (la première Burlesque) à 1939 (la fin de Mikrokosmos), Cédric Tiberghien nous dévoile un Bartók pianiste tantôt virtuose à la Liszt, tantôt poète à la Debussy, mâtiné de mélodies populaires hongroises comme de contrepoint et d’orchestration savante, et toujours à sa manière, personnelle, originale, souvent étonnante et fascinante.
À force de rappeler que Bartók était ethnomusicologue, qu’il a collecté des mélodies populaires en Europe de l’Est et que cette matière musicale a marqué durablement son imaginaire de compositeur, on en oublierait presque sa fulgurante inventivité; le cycle En plein air suffirait à nous la rappeler; on entend là un Bartók qui excelle à l’évocation d’atmosphères sonores et régale par l’inventivité des textures.
Bartók a été l’élève, pour le piano, d’István Thomán, lui-même élève de Liszt, et il n’est pas impossible de trouver un lien entre les deux compositeurs hongrois, en particulier dans le plaisir évident chez l’un et l’autre à faire sonner l’instrument, plaisir qui peut trouver son accomplissement dans une certaine virtuosité comme dans un usage consommé de la dissonance (un bon exemple est fourni par «La poursuite», dernière pièce du cycle En plein air). Le jeu de Cédric Tiberghien nous rappelle ici que Bartók, savant et habile orchestrateur, semble souvent orchestrer son piano, non en évoquant tel ou tel instrument par des formules, mais bien en faisant entendre des strates, comme différents groupes d’instruments, et en cherchant la diversité et la richesse du timbre. Même dans les pages d’une grande virtuosité, comme celles de la Suite op. 14, le discours du pianiste demeure clair, en particulier grâce à une articulation soignée et un remarquable sens de la ligne, qualité peut-être moins attendue dans cette musique dans les interprétations de laquelle, souvent, le rythme prime.
De fait, si la verve rythmique n’est jamais en reste (et pour cause, beaucoup de pièces étant inspirées de danses populaires), ce n’est jamais pour devenir aggressive; plus que la percussion, c’est le rebond qui frappe dans la manière dont Cédric Tiberghien joue ces pièces, offrant un son plein et tonique. Il en ressort non plus une impression de fougue, de déchaînement, de frénésie, mais plutôt l’enivrement d’une pulsion, d’un instinct vital mais pas brutal (par exemple dans la dernière des Six danses sur des rythmes bulgares de Mikrokosmos et ses notes répétées).
À côté de la force, le pianiste distille aussi le mystère, par exemple dans la «Musique nocturne» d’En plein air, au charme véritablement envoûtant. Il y a aussi chez Bartók un certain humour qui transparaît bien dans les Variations libres incluses dans le sixième livre de Mikrokosmos ou, évidemment, dans les Burlesques; les titres mêmes le disent: «Un peu ivre» (deuxième des Burlesques), «Journal d’une mouche» (Mikrokosmos); c’est un humour qui, d’allure parfois vaguement potache (début de «Sujet et renversement»), a toutefois tendance à devenir assez vite grinçant, voire inquiétant (le «Journal d’une mouche» déjà évoqué). Ces composantes sont parfaitement mises en avant par Cédric Tiberghien, qui se garde bien de surjouer, ménageant ainsi à la fois un léger côté pince-sans-rire, mais surtout la possibilité d’une ambivalence, d’une ambiguïté qui peut, petit à petit, évoquer une atmosphère anxieuse, voire angoissante.
Avec ces climats variés, tantôt poétiques, tantôt entraînants, toujours réussis, cet enthousiasmant disque de Cédric Tiberghien, premier d’une série qui devrait en comporter trois, s’impose comme une réussite de premier plan qui se déguste comme un plateau gourmand de mignardises, et pourra même, selon nous, constituer une excellente introduction à l’univers richement bigarré de Bartók.