Après un premier volume très réussi, Cédric Tiberghien continue l’exploration de l’œuvre pour piano de Béla Bartók avec les pièces de la cinquième partie de Mikrokosmos, deux ensembles très différents d’œuvres d’inspiration folklorique (les Danses populaires roumaines Sz 56 et les Huit Improvisations sur des chansons paysannes hongroises Sz 74), l’Allegro barbaro et les Quatorze Bagatelles.
Ce second volume est sans doute d’un abord un peu plus difficile que le premier; en effet, hormis les bien célèbres Danses populaires roumaines, également connue dans leur version pour orchestre ou dans celle pour violon et piano, le langage de Bartók est ici moins mélodique et beaucoup plus expérimental. De fait, on considère généralement que les Quatorze Bagatelles, datées de 1908, marquent l’apparition chez le compositeur d’un nouveau style, non seulement «pianistique», comme lui-même le notera au crépuscule de sa vie dans une préface qu’on lui demandera, mais aussi musical. C’est ce même caractère expérimental qui ressort des Huit Improvisations sur des chansons paysannes hongroises (1920).
Les pièces du cinquième cahier de Mikrokosmos sont d’une écoute plus facile, volontiers amusantes—on remarquera d’ailleurs le titre de «Plaisanterie de village» donnée à la pièce numérotée 130. Chaque pièce a un petit côté systématique, façon étude, mais constitue aussi une petite miniature: c’est d’ailleurs ce qui unifie l’ensemble du programme, les formes y sont systématiquement inventives et brèves ; toutes sont des miniatures, presque de l’ordre de l’aphorisme ou du «Caractère». Même l’Allegro barbaro, qui n’est pas, comme les autres œuvres, un mouvement d’un cycle, n’excède guère les trois minutes et demie.
L’une des grandes forces du jeu de Cédric Tiberghien, c’est justement de ne pas faire de démonstration de force. Pour preuve, cet Allegro barbaro, justement, qui pourrait sombrer dans la caricature d’une pure étude de percussion, de rythme martelé, est ici abordé avec quelque chose de beaucoup plus posé—il en ressort plus sombre ; moins sauvage, et plus inquiétant. Tout au plus dira-t-on que peut-être une conclusion plus explosive aurait été bienvenue.
Le pianiste a par ailleurs soin de toujours guider l’auditeur, même dans les pièces ardues. Le discours demeure extrêmement clair: ici (10e bagatelle) grâce au jeu des articulations (leur variété frappe dès les premières minutes du disque et les Danses populaires roumaines) et des plans sonores, là («Secondes mineures», Mikrokosmos 5, 132, ou bien la 13e bagatelle) par un phrasé long… Les sons mêmes semblent varier, grâce à un toucher tantôt ample et généreux, tantôt plus sec. Cédric Tiberghien porte une attention constante à la sonorité et à la résonance, de sorte que le discours n’est jamais abstrait. Le cycle des Bagatelles, à cet égard, est remarquable : on a l’impression de s’enfoncer de plus en plus dans les mystères de la nuit ou bien dans les profondeurs de l’océan, peuplées, on le sait, de créatures étranges que semblent évoquer ces motifs étranges de rudimentarité auxquels Cédric Tiberghien insuffle la vie; la 12e, à cet égard, constitue une sorte de fin, sombrant progressivement dans le silence.
On a ainsi souvent l’impression qu’il y a dans ces pièces quelque chose d’évocateur, que ce soit un personnage qui, d’abord réservé, semble prendre progressivement de l’assurance (4e des Danses populaires roumaines), ou bien la peinture d’un insondable mystère qui paraît devoir demeurer lointain (12e bagatelle), ou bien encore une véritable petite histoire—la 10e bagatelle, que l’on serait tenté de titrer «Musical Humors». Il y a certes des humeurs, dans ce disque, mais non moins d’humour, sans doute (voir, outre la «Plaisanterie de village» déjà mentionnée, «Jack-in-the-box: Con moto scherzando », Mikrokosmos 5, 139).
Bref, avec un matériau musical moins évident à faire passer à l’auditeur, Cédric Tiberghien transmet tout autant. En entendant la pièce intitulée «Musique de cornemuse» (Mikrokosmos 5, 138), l’on repense à un mot, attribué à divers éminents personnages: «Le vrai gentleman», dit-on, «c’est celui qui sait jouer de la cornemuse, mais qui ne le fait pas». Heureusement qu’ici MM. Bartók et Tiberghien, ne se sont pas abstenus.