Après avoir donné des gravures exemplaires du Premier concerto de Chostakovitch et de celui de Weinberg (clef d’or ResMusica 2016), Nicolas Altstaedt change radicalement de style, d’époque et d’éditeur pour une vision exemplaire, très sensible et creusée, des trois concertos pour violoncelle de Carl Philipp Emanuel Bach: sans doute la version de référence de ces œuvres attachantes et aux multiples et versatiles facettes.
On sait que Carl Philipp Emanuel Bach passa trente ans de sa vie professionnelle comme musicien, claveciniste et compositeur à la cour de Frédéric II de Prusse. Pour ce souverain, flûtiste amateur de niveau acceptable, le deuxième fils du cantor de Leipzig composa quantité de musique de circonstance. Les trois concertos pour violoncelle furent probablement écrits à l’intention d’un virtuose en exercice à Potsdam, Graziani ou Mara, entre 1750 et 1753, et livrés dans la présente rédaction en même temps que des versions alternatives pour flûte (concertos en la mineur et la majeur Wq 170 et 171) ou pour orgue (concerto en si bémol majeur Wq 172). Par leur grande sensibilité, ou leur variété d’écriture et d’inspiration, ils se rattachent à l’esthétique de l’Empfindsamkeit (terme que l’on pourrait traduire par «exacerbation des sentiments»), et exploitent, outre de nouvelles sonorités, tous les registres de l’instrument (surtout le médium et le grave pour les deux premiers, et les registres aigus, voire suraigus, dans le pathétique Largo con sordini du concerto en la majeur). Ce sont des œuvres de synthèse, avouant leur filiation tant avec les suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach que l’influence italienne, le tout remis au goût galant et sensible du jour, et ouvrant de nouvelles perspectives esthétiques pour les décennies à venir. On sent souvent, dans ces œuvres, un souffle nouveau, quasiment pré-romantique dans l’expression d’un ego très aiguisé.
Pour une parfaite adéquation avec le style et l’idée de cette musique fantasque, oscillant entre drame et comédie galante, entre le feu vivace des mouvements rapides et les méditations des mouvements lents, Nicolas Altstaedt a tendu «à l’ancienne»—entendez, avec des cordes en boyau—son instrument Giulio Cesare Gigli, et s’est associé à l’ensemble Arcangelo, superbe d’engagement et de précision, de Jonathan Cohen, constitué de musiciens souples maniant aussi bien les instruments anciens (comme ici) que modernes, dans une démarche stylistiquement et historiquement très informée. Côté soliste, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus : les trouvailles de sonorités et d’accents (telles les notes répétées de l’Allegro assai du concerto en la mineur), ou ce ton qui oscille entre continuité et rupture théâtrale, entre affabilité méditative et bougonnerie bonhomme, entre confidences chuchotées et exubérantes exaltations déjà très «Sturm und Drang». Il y a de la malice, de la part du violoncelliste, à souligner çà et là les emprunts et les clins d’œil au fil des œuvres (comme par exemple, dans l’Allegro assai déjà cité, la quasi citation de l’«Es ist vollbracht» de la Passion selon saint Jean de Bach père), la galanterie parfois italianisante du concerto en si bémol majeur, ou encore la gravité du Largo con sordini du concerto en la majeur, qui tranche au milieu de l’effervescence joyeuse des allegros. Toutes ces intentions sont assumées avec un engagement sans faille, et une technique superlative.
Tout concourt donc à faire de ce disque une exemplaire réussite, qui laisse loin derrière elle le souvenir de la docte et précautionneuse version des pionniers Bylsma et Leonhardt (Warner-Erato), celles un peu compassées de stars de l’archet (Meneses, Mörk) ou le bariolage parfois insaisissable et la moindre maîtrise technique (outre la présence contestable d’un pianoforte au continuo) d’Ophélie Gaillard avec son ensemble Pulcinella (Aparte). La présente version surclasse sans peine, dans le même type d’approche, pour le seul concerto en la mineur, la version un peu raide de Peter Burns avec l’Akademie für Alte Musik Berlin (HM). Seule la récente proposition de Julian Steckel avec l’Orchestre de chambre de Stuttgart et Suzanne von Gutzeit (Hänssler classic), parue l’an dernier, et d’une plus grande plénitude sonore, vu le choix de cordes probablement métalliques, mais stylistiquement moins acérée et prospective, peut soutenir la comparaison avec ce disque très réussi, qui devrait désormais faire figure de référence en la matière.